L’instabilité politique qui a accompagné l’indépendance du Maroc

Le défunt roi du Maroc Hassan II, Driss Basri et les chefs de l'armée, la gendarmerie, la DST et la DGSN.

Etiquettes : instabilité politique, indépendance, Maroc, Hassan II, UNFP, Mehdi Ben Barka, Istiqlal, monarchie, coup d’Etat, Mohamed Oufkir,

Jusqu’à la déclaration d’indépendance, pendant la seconde moitié des années 40 et la première moitié des années 50, la société marocaine semblait unie autour du drapeau de la lutte anticoloniale contre la domination française. Cependant, dès la réalisation de l’objectif sécessionniste en 1956, les différentes factions de la bourgeoisie marocaine commencent à se battre pour la suprématie au sein du nouvel État.

Contradictions du Maroc indépendant

La principale contradiction à cette étape réside à l’intérieur du bloc dominant, entre la bourgeoisie compradore, terrienne, et la bourgeoisie nationale. La bourgeoisie compradore cherche à établir un État de manière pyramidale, dirigé par les hautes instances du sultanat, s’appuyant sur un ensemble institutionnel de type corporatif et clientéliste. Cela implique des réseaux d’influence, des échanges de faveurs et des relations politiques basées sur des liens personnels. En revanche, des partis nationalistes émergent, principalement l’Istiqlal, qui cherchent à déplacer, au moins en partie, le pouvoir de la Couronne et à le remplacer par des institutions à partir desquelles ils peuvent exercer leur influence et protéger leurs intérêts.

Cependant, la bourgeoisie nationale fait face à des limites dans sa lutte pour le pouvoir. Elle a toujours été conditionnée par l’autorité et le prestige du sultan, considéré comme le symbole de l’unité nationale. La dépendance économique et la proximité sociale de ce groupe vis-à-vis des propriétaires terriens et de la Couronne, dont ils ne se sont jamais complètement libérés, sont évidentes. Ainsi, au cours des premières années, le Maroc indépendant est gouverné par une alliance inconfortable entre l’Istiqlal et la Couronne, dirigée en tout temps par cette dernière. Le sultan Ben Yusef nécessite la capacité de mobilisation et la légitimité démocratique apportées par le parti nationaliste, tandis que la formation politique n’ose pas sortir de l’ombre qu’il projette, en dehors de laquelle elle serait probablement condamnée à l’extinction.

Cette alliance ne parviendra pas à stabiliser le pays de manière durable pour deux raisons. La première est que la tendance du sultanat à marginaliser de plus en plus les nationalistes prive l’État d’une base de masses cohérente, ce qui se traduira par plusieurs crises politiques, des manifestations intenses et une répression brutale. La seconde concerne le nationalisme lui-même : une fois l’indépendance obtenue, les divisions entre la gauche – sociaux-démocrates tels que Ben Barka, Bouabid ou Ibrahim – et la droite – conservateurs libéraux de la vieille école comme Allal el Fassi – émergent avec force.

La gauche remet en question le rôle du parti en tant que marionnette utile de la Couronne. Sans chercher le renversement du sultan, elle défend une attitude plus active qui mobiliserait les masses ouvrières et paysannes pour mettre en œuvre un programme industrialiste, réaliser la réforme agraire ou détruire les signes les plus visibles de l’oppression des femmes, entre autres objectifs. Elle représente politiquement les aspirations souverainistes de la petite bourgeoisie qui n’hésite pas à s’habiller de rouge pour les défendre. Par exemple, en 1957, la gauche a organisé le mouvement Route pour l’Unité, au cours duquel des milliers de jeunes ont construit 60 kilomètres de route pour relier la région sud et la région nord de l’ancien protectorat.

En revanche, la droite est beaucoup plus proche de la vision du monarque, pour qui l’indépendance doit légitimer les anciens pouvoirs avec l’inclusion partielle de nouveaux secteurs. Les conservateurs comme el Fassi incarnent politiquement ces secteurs, surtout du capital industriel et commercial moyen : des groupes tels que l’Union marocaine des commerçants, artisans et industriels. Pour eux, s’appuyer excessivement sur un mouvement populaire, de masse, va trop loin.

En conclusion, l’aile gauche partageait avec la droite l’objectif de gagner de l’influence dans un gouvernement conjoint avec la Couronne, mais défendait un programme plus radical et transformateur qui doterait le mouvement de force. Autrement dit, bien qu’elles partagent un cadre d’action, le contenu de leur ligne politique était très différent. La scission était donc inévitable. En 1959, les gauchistes, marginalisés, créent l’Union nationale des forces populaires, composée en grande partie des jeunes et des syndicats organisés précédemment au sein de l’Istiqlal.

C’est une époque où la seule constante est l’inconstance, le changement et le retournement soudain. Une période de crise qui, après la mort du sultan Ben Yusef et l’accession au pouvoir de Hassan II, aboutira au chapitre le plus sombre de l’histoire récente du pays : les années de plomb, un nom gagné à juste titre par la brutalité répressive de l’État.

1956-1960, de l’indépendance aux élections locales

Les cinq premières années de l’indépendance verront défiler plusieurs gouvernements, tous instables. L’exécutif était désigné par le roi. En général, il formait des gouvernements multipartites, incluant le Parti démocratique pour l’indépendance laïque ou le quasi-inexistant Parti libéral, dans le but de limiter l’influence de l’Istiqlal. De plus, la Couronne se réservait toujours les portefeuilles de l’Intérieur et de la Défense. La seule institution représentative en dehors de l’exécutif à cette époque était l’Assemblée consultative, désignée par le monarque en 1956. Cet organe avait, en théorie, pour mission de progresser dans le processus constitutionnel ; en pratique, il ne disposait d’aucun pouvoir réel. Malgré son impuissance pratique, les nationalistes l’utilisaient comme plateforme de dénonciation et de propagande, avec à leur tête le président de l’Assemblée consultative et leader de la gauche, Ben Barka.

Au cours des deux premières années, jusqu’à trois gouvernements distincts se succèdent. Les deux premiers – les gouvernements Bekkai – tombent rapidement. En mai 1958, le roi forme un gouvernement avec l’Istiqlal à sa tête en tant que parti majoritaire. Ahmed Balafrej, de l’aile libérale, en est le Premier ministre. Il ne durera que jusqu’en décembre en fonction. Le déclencheur de sa chute fut externe : l’Istiqlal chercha à empêcher l’enregistrement du Mouvement populaire, qui représentait la bourgeoisie rurale, craignant de voir son influence encore plus évincée.

Ainsi, le conflit pour l’intégration de l’agriculture, en particulier des territoires septentrionaux de l’ancienne zone espagnole, associé à une forte inflation et au chômage, finira par provoquer une rébellion dans le Rif en octobre. Les rebelles exigeaient le retrait des troupes du sultanat et de l’influence de l’Istiqlal, dont les bureaux à Eizorén sont pris d’assaut le 25 de ce mois. La révolte a été réprimée tout au long de l’hiver avec des bombes au phosphore et au napalm larguées par l’aviation, ainsi qu’un débarquement de 30 000 soldats et de diverses unités blindées sous le commandement du Prince Héritier Hassan.

À partir de ce moment, la répression s’intensifiera de plus en plus, aboutissant à l’état d’exception (1965-1970) et à la normalisation ultérieure de mesures « exceptionnelles » telles que la suspension des droits, la torture ou l’espionnage politique.

Quoi qu’il en soit, la crise politique engendrée par le conflit dans le Rif a dynamité le gouvernement Balafrej. Le sultan le dissout et forme un nouveau gouvernement en s’appuyant sur l’aile gauche de l’Istiqlal, qui connaît alors une forte croissance, même au sein du parti. Avec la formation du gouvernement Ibrahim, entre décembre 1958 et mai 1960, chargé de préparer des élections locales, la Couronne cherche à exploiter les divergences de plus en plus marquées entre modérés et gauchistes sur la politique syndicale ou le programme industrialisateur, tout en renforçant sa position en accordant de l’espace aux leaders populaires gauchistes.

Quelques mois plus tard, en 1959, la gauche se scinde pour former l’Union Nationale des Forces Populaires (UNFP) sous la direction de Ben Barka, président de l’Assemblée Consultative, et de Bouabid, ancien ministre de l’Économie. Cependant, l’alliance entre la monarchie et les sociaux-démocrates était de convenance. Le dirigisme économique du gouvernement d’Ibrahim et la menace d’une réforme agraire suscitent la méfiance parmi les grands entrepreneurs. Le conflit entre l’UNFP et le monarque finira par entraîner la persécution de ses cadres et la destitution du gouvernement. En mai 1960, le sultan assume le rôle de Premier ministre et confère la vice-présidence au prince Hassan.

En 1960, enfin, ont lieu les élections locales. La corrélation des forces est claire : l’Istiqlal et l’UNFP dominent les grandes villes, tandis que dans le milieu rural, la présence de l’Istiqlal est faible et celle des sociaux-démocrates nulle. En revanche, le Mouvement Populaire récolte des résultats modestes mais solides dans les zones rurales. Dans l’ensemble, les résultats électoraux sont légèrement en faveur de la Couronne, qui, à l’exception des grandes villes, obtient un bon nombre de conseillers officiellement « indépendants ». Par ailleurs, des accusations de fraude électorale ont été portées par l’Istiqlal et l’UNFP.

« L’État, c’est moi ». La Constitution de 1962

Entièrement déterminé à limiter au maximum le contenu démocratique de la transition, le roi se prépare à « marcher honnêtement sur la voie constitutionnelle ». Il forme un comité d’experts pour rédiger la Constitution à la place de l’Assemblée Consultative, qui se confirme ainsi comme un simple décor institutionnel. Cependant, Ben Yusef ne verra pas le texte de son vivant. Il meurt le 26 février 1961 et c’est son fils Hassan II qui accorde la charte en 1962, ratifiée lors d’un référendum plébiscitaire.

La Constitution a, comme nous l’avons dit, un caractère octroyé. Elle n’était pas le fruit d’un processus démocratique. Le sultanat a contrôlé la rédaction du texte de bout en bout, et il a été présenté au peuple marocain comme l’œuvre du roi lui-même, se passant totalement d’une Assemblée Consultative impuissante et des partis majoritaires. Le référendum d’approbation liait directement le peuple au sultan. Face à cette situation, l’Istiqlal a participé avec réticence, et l’UNFP a appelé au boycott, organisant des manifestations et des grèves.

D’autre part, le texte lui-même contenait plusieurs principes qui structurent l’édifice étatique marocain et le système politique du pays jusqu’à aujourd’hui. Le plus important est la primauté du droit califal. Il repose sur la tradition juridique antérieure à la colonisation, qui conceptualise la souveraineté comme une relation entre l’ummah – la communauté islamique – et le monarque, leader spirituel de cette communauté. Les préceptes constitutionnels doivent être interprétés de manière à ne pas contredire les principes du droit califal, consacrant ainsi le rôle directeur de la monarchie, supérieur au reste des pouvoirs constitués. De plus, les partis ne sont pas reconnus comme les seuls représentants politiques, laissant implicitement place à une logique corporatiste totalement indépendante d’eux.

Jusqu’à présent, nous avons tenté de montrer les principaux mouvements qui se produisent dans la corrélation des forces au sein du bloc gouvernemental après l’indépendance. En récapitulant, nous pouvons distinguer deux phases.

Dans une première phase de coalition entre la Couronne et les nationalistes, la monarchie s’appuie initialement, entre 1956 et 1958, sur la droite avec les gouvernements Bekkai et Balafrej. Ensuite, après l’insurrection du Rif, elle cherche le soutien de la gauche. Cette période prend fin avec la chute du gouvernement social-démocrate d’Ibrahim en mai 1960, remplacé par un cabinet dirigé par le sultan Ben Yusef en tant que Premier ministre et le prince Hassan en tant que vice-président.

La deuxième phase commence véritablement après les élections locales de 1960 et consiste en la tentative de la Couronne de reléguer au maximum le nationalisme. Avec l’accession au trône de Hassan, cette tendance s’accentue et la Couronne tente de gouverner sans les nationalistes. Hassan approuve une Constitution octroyée totalement en dehors d’eux – référendum de 1962 – et après avoir assuré un cadre favorable à la monarchie, il convoque des élections législatives pour 1963. Dans le but de former un gouvernement exclusivement royaliste, il attire la petite bourgeoisie rurale du Mouvement Populaire par des concessions et forme un front monarchique.

On peut conclure que la Couronne parvient à évincer le nationalisme et à s’imposer comme l’État en soi, comme pouvoir directeur. En échange, elle paie le prix du manque d’une base populaire suffisamment solide pour l’État, et devra faire face à des manifestations massives, des grèves et le mécontentement au sein de l’armée. Autrement dit, la victoire monarchique dans la construction du nouvel État mine les fondations de l’édifice dans son ensemble. Dans le prochain et dernier article, nous aborderons les effets de cette absence de solidité et comment finalement l’État du Maroc indépendant se stabilise.

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