Le Hammam, le bain maure marocain : la saga d’une université informelle

NOURA MOUNIB

C’est une pénombre de vapeur où les ombres s’embrassent et les corps s’enlacent. L’ambiance de ce lieu mythique accentue la spiritualité dont il s’est déclaré garant. Marié depuis longtemps aux histoires de femmes, le hammam représente beaucoup plus qu’un endroit pour se purifier.

Le Hammam, ce lieu sombre éclaire cette fumée qui laisse entrevoir des silhouettes humaines de toutes tailles. Un endroit pittoresque où se rassemblent toutes les femmes : l’illettrée, la cultivée, l’intellectuelle, la philosophe, l’ignorante. Sa grande porte se ferme sur un monde unique où le mâle n’aurait jamais de place. Dans cet univers exclusivement féminin, les discussions naissent : les travaux ménagers, les enfants, la belle-famille, l’intimité, mais surtout les hommes. Un paradoxe incontestable s’installe ainsi dans ce Hammam qui privilégie la promiscuité des corps et où la nudité signifie encore plus que ce que l’on croit. Cette impudeur des corps et des esprits a fait les annales de toute une culture. Cet héritage procure un refuge où l’on se transmet les principes de génération en génération. Le Hammam est la reproduction exacte de notre société.

C’est une micro-société où tout est étalé. Rien plus ne compte à part ces quelques heures passées à se découvrir mutuellement. Avant d’être un lieu de purification, ces trois chambres en enfilade consistent à peaufiner les affaires conjugales, à prendre en main l’intimité des couples et à procurer l’aisance en personne à ces hommes qui constituent le pilier de ces échanges. Pourtant, nos mâles ne savent rien sur cette communication systématique entre les femmes dans ces lieux chauds condamnés à noter tout ce va-et-vient de paroles dans la transparence de ses gouttes. Le Hammam n’existe donc pas seulement pour se purifier mais aussi et surtout pour l’apprentissage des lois de l’existence, des règles de la vie conjugale, du comportement des hommes ou encore de la façon de faire de ses rapports intimes un succès reconnu.
Les rapports qui s’instaurent entre les femmes dans ce lieu mythique, bannissent la compétition, la jalousie ou encore l’arrogance. C’est pour une seule et bonne cause que tous ces échanges se font facilement et sans prévention. Les sceaux d’eau assistent aux leçons informelles démunies de toute pédagogie et s’offrent des parties de morales entre femmes. Cet espace de convivialité ne vaut rien sans la grande tradition Hammamanesque : se frotter le dos les unes les autres. Sans oublier aussi cette sensation exquise du savon noir enduit sur tout le corps ou encore l’odeur de Ghassoul qui rappelle les tréfonds de la terre. Bras ballants, seins pendants et yeux tournant en rond, ces femmes venues se débarrasser des toxines et surtout tâter le pouls des news du quartier, ne partent pas les mains vides (ou encore l’esprit…). Et dire que le Hammam des femmes est plus cher que celui des hommes ! Evident non ? Cette sortie au hammam leur procure autant de plaisir que de bonheur. C’est l’occasion pour elles de discuter, sortir et casser la routine. «La femme avait autrefois deux sorties dans sa vie : celle du hammam et celle du cimetière (quand elle meurt)» se rappelle Saâdia, avec nostalgie. Elle nous fait part aussi de cette joie que le bain maure lui procurait «la journée du Hammam était toujours particulière. C’était souvent le jeudi où l’on se préparait dès le réveil pour organiser cette sortie de l’après-midi. Henné, Ghassoul, savon noir, gant… Un grand enthousiasme régnait et ma mère me donnait toujours des conseils pour bien m’y tenir. Je n’ai jamais pu comprendre ce qu’elle voulait dire par là jusqu’au jour où la «Khattaba» vint demander ma main…».

La «Khattaba» ou l’entremetteuse des destins…

Cette marieuse professionnelle déniche soigneusement au hammam l’élue de cœur (?) d’une belle-mère qui exige le meilleur pour son fils. Rondes, maigres, pulpeuses, chétives, les jeunes filles accompagnées de leurs mères n’ont souvent qu’une seule idée en tête : plaire à cette «Khattaba» qui représente la clé de l’union conjugale et, par conséquent, de progéniture. Drissia, ancienne «Tiyaba» de son état, nous raconte ce qui se passait dans ce lieu chaud. Avec son sourire malicieux, elle se souvient délicieusement et n’hésite pas à faire part de toutes ces histoires de mariages arrangés qu’elle a vécues au Hammam. «C’était la période où l’honneur et la pudeur existaient encore. Les jeunes filles savaient très bien que ce lieu n’était pas seulement fait pour se laver, mais aussi pour se marier. Ces marieuses examinaient la future mariée sous toutes les coutures … Les rondes et les fortes avaient plus de succès que les maigrichonnes. Plus la jeune fille est enveloppée, plus elle a de chances d’être choisie». Quand le choix tombe, la «Khattaba» en fait part à la belle-mère dont le verdit est définitif. Après l’étape du choix, la bru est obligée de prouver sa force en se soumettant aux quelques épreuves imposées par la belle-mère (vérifier l’état de ses dents en cassant un objet dur, l’état de sa vue en trouvant ce que la belle-mère a jeté par terre…). Une fois les épreuves accomplies avec succès, la jeune fille se prépare à l’étape du mariage. Et le Hammam ne sort pas du lot des traditions : c’est un rituel symbolique qui purifie la mariée afin d’intégrer une nouvelle existence. C’est un enterrement de vie de jeune fille qui récompense tout le temps qu’elle s’est gardée pour son mari. Accompagnée de ses proches (cousines, tantes et parfois voisines…), elle part sous les youyous d’allégresse vers le havre qui verra toutes ses impuretés s’en aller. Les chambres chaudes accueillent toute la famille avec des bougies dans les coins pour chasser les mauvais esprits et l’encens. La mariée parfait ainsi sa beauté de la tête aux pieds. En guise de fin, on lui maquille les yeux de Khôl et on lui donne le «Swak» à mâcher pour blanchir ses dents. Le hammam est ainsi une université informelle sans pédagogie où les femmes se retrouvent, se connaissent et y célèbrent toutes les bonnes occasions. Cet espace agréable, où la tradition a élu domicile à jamais, n’est pas prêt à perdre son succès, malgré les nouvelles tendances et la déperdition des coutumes.

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Publié dans La Gazette du Maroc le 25 – 07 – 2008