La tragique saga d’« Akhbar al-Yaoum », dernier journal indépendant au Maroc

Après plus d’une décennie de harcèlement, le dernier quotidien marocain qui osait encore critiquer le palais royal et ses hommes a déposé les armes. Les autorités jurent, la main sur le cœur, qu’elles n’y sont pour rien. Par Ahmed Benchemsi, membre de Human Rights Watch.
Par Ahmed Benchemsi

Ahmed Benchemsi est directeur de la communication pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord chez Human Rights Watch. Il a fondé et dirigé les magazines marocains « TelQuel » et « Nichane ».

Lundi 15 mars 2021, la direction d’« Akhbar al-Yaoum » (les Nouvelles du Jour) a annoncé par communiqué que ce quotidien marocain emblématique mettait la clé sous la porte.

Voilà ce que les autorités (via un de ces sites web dont la fonction est de relayer leur point de vue) aimeraient que vous pensiez : « Akhbar al-Yaoum », le dernier quotidien marocain qui osait encore critiquer les vrais puissants du royaume et soutenir leurs adversaires, défenseurs des droits humains et autres opposants, oui, ce quotidien-là… était mal géré, et c’est l’unique raison de sa faillite.

Version officielle complémentaire : la fin d’« Akhbar al-Yaoum » s’inscrit dans la tendance, mondiale, du déclin de la presse papier au profit des médias en ligne.

La fin d’« Akhbar al-Yaoum » n’a surtout rien à voir avec l’emprisonnement, puis la condamnation à quinze ans de prison en 2019, de son fondateur et directeur Taoufik Bouachrine. Bouachrine a été jugé pour agressions sexuelles, cela n’a aucun rapport avec son métier ni son journal.

La fin d’« Akhbar al-Yaoum » n’a, par ailleurs, aucun lien avec l’emprisonnement, depuis mai 2020, de son rédacteur en chef Soulaimane Raissouni, sous l’accusation, lui aussi, d’agression sexuelle.

La fin d’« Akhbar al-Yaoum » n’est pas non plus connectée à l’arrestation, en 2019, de la journaliste et nièce du rédacteur en chef Hajar Raissouni, suivie de sa condamnation à un an de prison pour avortement et relations sexuelles hors mariage.

La fin d’« Akhbar al-Yaoum » ne découle pas plus du boycott de multiples annonceurs publicitaires soucieux de plaire à l’Etat. Ni du non-paiement par certains annonceurs publics de leurs publicités parues dans le journal, comme le prétend le communiqué de fermeture. Les annonceurs sont libres d’annoncer, ou non, dans les supports de leur choix. Et si quelqu’un ne paie pas, voyez les tribunaux.

Et ses lourdes condamnations judiciaires, maintes fois depuis sa création en 2007 ? C’est la faute des journalistes d’« Akhbar al-Yaoum », bien entendu. Ils n’avaient qu’à ne pas violer diverses lois. Et la fermeture pure et simple de ses locaux par la police, sans mandat judiciaire d’aucune sorte, pendant plusieurs mois en 2009, c’était la faute à qui ? Sans doute à un mauvais karma…

Voilà donc, au bout du compte, ce que les autorités marocaines aimeraient que vous pensiez : il est crédible qu’un journal d’opposition accumule une telle succession de revers, au Maroc, sans que l’Etat n’y soit pour rien. Mieux : vous êtes invités à croire qu’en dépit de cette incroyable série noire, les autorités marocaines chérissent et défendent la liberté de la presse. Mais que voulez-vous, elles chérissent et défendent encore plus l’Etat de droit, alors ce n’est pas leur faute si un journal se transforme en repaire de criminels, n’est-ce pas ? Pas de discrimination dans l’application de la loi.

Sauf qu’en réalité, la discrimination pourrait être le second nom d’« Akhbar al-Yaoum », tellement elle a accompagné la saga de ce quotidien réellement indépendant, le dernier du genre au Maroc, jusqu’à la fin.

Comment expliquer autrement que le ministère de tutelle ait soudain décidé, en octobre 2020, de ne plus verser les salaires de ses journalistes en vertu d’un mécanisme public de soutien anti-Covid qui a bénéficié à des centaines d’autres journalistes marocains ? Est-ce parce que, contrairement aux journalistes d’« Akhbar al-Yaoum », les autres n’avaient que peu de velléités de critiquer le palais royal et la police, les deux centres névralgiques réels du pouvoir dans le Maroc d’aujourd’hui ?

Ce qui est sûr, c’est qu’interrogé au Parlement sur cette discrimination, le ministre de tutelle n’a donné aucune explication pendant trois mois, puis a promis de débloquer les salaires… et n’a finalement jamais tenu parole.

Même raisonnement pour la publicité, en particulier celle d’organismes affiliés à l’Etat, tous de gros annonceurs. Alors qu’elle disparaissait des colonnes d’« Akhbar al-Yaoum », elle continuait de fleurir sur des supports qui soutiennent aveuglément les autorités. Le procédé n’est d’ailleurs pas nouveau, et a conduit à la faillite d’autres journaux indépendants marocains dans le passé.

Taoufik Bouachrine, violeur en série de ses propres employées, dont Afaf Bernani ? C’est ce que cette dernière a lu avec stupéfaction dans sa propre déposition à la police après l’arrestation de son patron en 2018. Mais quand elle a protesté, nié avoir jamais dit cela, et déclaré que son PV d’interrogatoire avait été falsifié, c’est elle qui a été poursuivie pour avoir « calomnié la police », avant d’être condamnée à six mois ferme. Les pressions sont devenues tellement intolérables, a-t-elle raconté plus tard, qu’elle a dû fuir le Maroc pour ne pas se retrouver en prison.

Le cas de Amal Houari est encore plus frappant. Cette journaliste, convoquée par le tribunal pour y être entendue comme victime de Bouachrine, a refusé à tout prix de témoigner contre lui. A tel point que le tribunal a ordonné de la faire comparaître par la force, et que la police, pour exécuter cet ordre, a été sortir la jeune femme… du coffre d’une voiture dans lequel elle s’était cachée ! Comme si cela ne suffisait pas, Amal Houari a par la suite écopé d’un an de prison avec sursis, pour avoir refusé de témoigner au procès.

Cette opiniâtreté des autorités à confondre un prédateur sexuel, contre la volonté même de quatre supposées victimes qui ont refusé de déposer contre lui (quatre autres l’ont fait, et c’était leur droit d’être pleinement entendues par la justice)… serait admirable si elle s’inscrivait dans un contexte, général et cohérent, de défense des droits des femmes.

Mais la posture de « champion de #Metoo » soudainement adoptée par l’Etat est difficilement crédible, quand on sait que les femmes marocaines font face à des obstacles structurels lorsqu’elles veulent dénoncer des violences sexuelles et demander réparation. Elles-mêmes peuvent se retrouver poursuivies pour relations sexuelles hors mariage si on ne croit pas leurs allégations de viol, et le taux de condamnation des agresseurs est faible.

A cette lumière, la diligence des autorités pour condamner Bouachrine ainsi que la lourdeur extrême des accusations contre lui (elles incluaient la « traite d’êtres humains » !) sont pour le moins suspectes. Suspect, le procès l’était dans son ensemble, à en croire le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire. Relevant de multiples irrégularités de procédures, ce dernier a dénoncé « un harcèlement judiciaire qui ne saurait qu’être la conséquence du travail d’investigation et d’information de M. Bouachrine ».

Il faut savoir que Bouachrine, dans son journal et ses éditoriaux, a longtemps été critique du Makhzen (le palais royal et ses relais dans les cercles de pouvoir). Peut-être plus grave encore, il a soutenu sans relâche l’ancien Premier ministre Abdelilah Benkirane, ennemi déclaré du « makhzen » [le pouvoir marocain], que le roi avait fini par éjecter de son poste malgré la victoire de son parti aux élections.

Le cas de Souleiman Raissouni soulève également des questions troublantes. Le rédacteur en chef du journal de tous les malheurs est accusé d’avoir agressé sexuellement un militant LGBT — ce qu’il nie. Comme toutes les victimes présumées d’agressions sexuelles, le jeune homme, qui a déposé plainte, a le droit d’être pleinement entendu, et que justice soit faite dans le respect des droits de chacun. Le procès est d’ailleurs toujours en cours.

Néanmoins, pourquoi Raissouni, arrêté sur le champ, n’a-t-il pas bénéficié de la liberté provisoire ? Oui, cette règle souffre exceptions, mais le droit prévoit que chaque exception soit justifiée en détail, et par écrit, par le juge d’instruction en charge de l’affaire. Mais de justification détaillée pour sa détention prolongée (dix mois à ce jour !), il n’y a jamais eu.

Là aussi, on aimerait applaudir l’empressement des autorités marocaines à défendre un homme gay contre son supposé agresseur… sauf que ce cas est rare, voire quasi unique en son genre. La loi du royaume, en effet, punit les relations homosexuelles de six mois à trois ans de prison.

Il est heureux que la police ait recueilli la plainte sans se retourner contre le plaignant à cause de son orientation sexuelle, comme elle l’a fait dans le passé. Encouragé peut-être par ce précédent, un artiste marocain, « outé » lors d’une campagne malveillante contre les personnes LGBT, s’était présenté à un poste de police quelque temps plus tard pour déposer plainte pour harcèlement. Il a été jeté à la porte, et accusé d’outrage à agent public.

Sans préjuger de l’innocence ou de la culpabilité de Souleiman Raissouni, l’empressement de la police à défendre les droits de sa présumée victime est, dans ce contexte foncièrement anti-LGBT, douteux. Surtout quand on sait que les éditoriaux de Raissouni, qui avait pris le relais de Bouachrine après son arrestation, étaient le dernier espace dans la presse écrite marocaine où la critique ouverte des hommes du roi, en particulier les hauts gradés sécuritaires, était encore de mise.

Et encore plus quand on sait que Raissouni était dans le collimateur depuis longtemps. Quand sa nièce Hajar, elle-même journaliste d’« Akhbar al-Yaoum « , avait été arrêtée en 2019 pour avortement et « relations sexuelles illégales », la police l’avait longuement interrogée sur… Souleiman et ses écrits.

Même si elle s’est conclue par une grâce royale, l’affaire Hajar Raissouni, après les affaires Taoufik Bouachrine et Afaf Bernani, et avant l’affaire Souleiman Raissouni, ont contribué à instaurer une pression insoutenable sur les courageux journalistes qui, malgré tout, ont continué à tenir la barre du quotidien contre vents et marées.

Alors oui, certains parmi les 40 salariés que la fin d’« Akhbar al-Yaoum » a laissés sur le carreau font état de problèmes de gestion et tiraillements internes, qui ne sont pas imputables aux autorités. D’autres protestent contre les conditions de fermeture du journal, estimant que ses propriétaires ont lésé leurs droits. Ces doléances méritent le respect.

Mais en conclure qu’« Akhbar al-Yaoum » ne doit sa chute qu’à ses problèmes internes, et en aucun cas à une quelconque interférence étatique, consiste, comme dit l’expression populaire marocaine, à « cacher le soleil avec un tamis ».

La vérité, triste et aveuglante, c’est que le dernier journal indépendant du Maroc est tombé au champ d’honneur, après une incroyable campagne de harcèlement des autorités qui aura duré plus d’une décennie.

La vérité, c’est que le régime marocain ne recule plus devant rien, y compris les méthodes les plus sordides, pour faire taire les derniers opposants à la dérive autocratique d’une monarchie pourtant réputée libérale, à l’avènement de Mohammed VI en 1999.

La vérité, c’est qu’après une décennie 2000 glorieuse suivie d’une autre décennie de lente agonie, la liberté de la presse au Maroc, aujourd’hui, est quasiment morte. Et que les autorités ont beau claironner le contraire, personne n’y croit.

L’OBS, 1 avr 2021

Etiquettes : Maroc, Akhbar Alyaoum, presse, journalistes, répression, Taoufik Bouachrine,

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*