Affaire Duhamel : le boomerang de la pétition pro-pédophilie de Gabriel Matzneff

40 ans après, les signataires d’une pétition datant de 1977, parmi lesquels figurent Jack Lang et Bernard Kouchner, sont sommés de s’expliquer.

Par Julie Malaure

près le livre de Vanessa Springora, Le Consentement (Grasset), qui dénonçait l’an passé l’emprise qu’avait exercée sur elle l’écrivain Gabriel Matzneff, l’ouvrage de Camille Kouchner a produit l’effet d’un électrochoc. La Familia grande (Seuil), meilleure vente en ce début d’année, révèle au grand public les faits d’inceste commis par son beau-père, Olivier Duhamel, sur son frère jumeau, le fils d’Évelyne Pisier et de Bernard Kouchner, alors âgé de 14 ans, à la fin des années 1980. Duhamel, le politologue et président du prestigieux club Le Siècle, sur lequel pèse désormais une enquête préliminaire pour « viols et agressions sexuelles par personne ayant autorité sur mineur de 15 ans », a renoncé à ses fonctions le 4 janvier, entraînant une cascade de démissions : celles de l’avocat Jean Veil et de l’ancien secrétaire général du gouvernement Marc Guillaume, notamment.

Un Français sur dix aurait déjà été victime d’inceste, selon l’institut de sondage Ipsos. Sous l’impulsion de l’affaire Duhamel, les verrous du silence sautent sur les réseaux sociaux. Le mot-dièse #MetooInceste a déclenché une salve de dénonciations de viols incestueux par de nombreuses victimes. Et c’est ainsi que la très gênante pétition de Gabriel Matzneff, « L’enfant, l’amour, l’adulte », imprimée le 26 novembre 1977 dans les pages du Monde et le lendemain dans celles de Libération, a refait surface. Une pétition pro-pédophilie sidérante, cosignée par une soixantaine d’intellectuels, dont Bernard Kouchner, Jack Lang, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Roland Barthes, Pierre Guyotat, André Glucksmann, Michel Leyris, Patrice Chereau, Catherine Millet ou encore l’académicienne Danièle Sallenave (liste exhaustive en fin d’article).

Interrogé sur cette pétition au micro de Sonia Mabrouk dans l’interview politique d’Europe 1, lundi 18 janvier, Jack Lang s’est expliqué en ces mots : « C’était une connerie », « portée par une revendication libertaire, fautive ». L’ancien ministre, à la tête de l’Institut du monde arabe, a ajouté ne plus savoir si c’était il y a 40 ou 60 ans. Une réponse qui fut, presque mot pour mot, celle de Bernard Kouchner il y a un an sur le site du Point, laquelle pointait la responsabilité de Jack Lang. « La pétition de Matzneff, je ne l’ai pas lue ! Daniel Cohn-Bendit et moi l’avons signée parce que Jack Lang nous l’avait demandé. C’était il y a 40 ans. C’est une énorme erreur. Il y avait derrière une odeur de pédophilie, c’est clair. C’était une connerie absolue. Plus qu’une connerie, une sorte de recherche de l’oppression. Je regrette beaucoup », expliquait Kouchner, père de la victime d’Olivier Duhamel.

Autre signataire de la pétition, Daniel Cohn-Bendit, qui a fait paraître en 1975 le livre Le Grand Bazar, dans lequel on peut lire : « Il m’était arrivé plusieurs fois que certains gosses ouvrent ma braguette et commencent à me chatouiller. Je réagissais de manière différente selon les circonstances, mais leur désir me posait un problème. Je leur demandais : “Pourquoi ne jouez-vous pas ensemble, pourquoi vous m’avez choisi, moi, et pas les autres gosses ?” Mais s’ils insistaient, je les caressais quand même. »

L’affaire de Versailles resurgit

La pétition gênante de 1977 fait en réalité suite à un texte précédent, signé de Matzneff uniquement et publié en novembre 1976 sous le titre « L’Amour est-il un crime ? ». Le romancier y dénonce l’injustice « monstrueuse » faite à trois hommes placés en détention provisoire depuis trois ans. Jean-Claude Gallien, médecin de 43 ans, Bernard Dejager, visiteur médical de 45 ans, et Jean-Louis Buckhardt, employé à la RATP de 39 ans, sont alors en attente de leur jugement pour s’être livrés à « des actes immoraux et à des attentats à la pudeur sans violence sur des mineurs de moins de seize ans, garçons et filles ». Le substitut réclame à l’époque six ans de réclusion criminelle pour ces adultes ayant « fait de l’enfant l’instrument de leurs plaisirs érotiques ». Les enfants en question, âgés de 12 à 13 ans, y compris frère et sœur, se soumettent dans un camping naturiste à des mises en scène sexuelles photographiées et filmées. La notion de « consentement » n’existe pas encore. Le Monde soutiendra une pétition où ce ne sont que « des caresses et des baisers ».

En octobre 1976, Bernard Dejager vient d’obtenir sa mise en liberté provisoire quand Matzneff, qui a pris fait et cause pour cette « affaire de Versailles », du nom du tribunal des Yvelines où le jugement doit avoir lieu, le rencontre à sa sortie de la prison de Fresnes. Il raconte l’homme « cassé, écorché vif, révolté par le traitement subi, que pétrifie l’attente de la cour d’assises, qui peut-être le condamnera à une peine de cinq à dix ans de réclusion criminelle ». Dejager est libre, Gallien et Buckhardt, après ces trois ans de détention provisoire, le seront à leur tour, à l’issue d’une condamnation de 5 ans avec sursis. Bernard Dejager, de son côté, fera l’objet d’une nouvelle enquête en 2018, à l’âge de 89 ans, la police ayant trouvé des documents à caractère pédopornographique, notamment des vidéos, dans son appartement de Seine-Saint-Denis.

Mais trois mois avant la comparution des prévenus, Matzneff écrit que les enfants « n’ont pas été victimes de la moindre violence, mais au contraire ont précisé au juge instructeur qu’ils étaient consentants et que cela leur avait été fort agréable ». Les « amoureux de l’extrême jeunesse » combattent par l’entremise de leur meilleur défenseur l’idée que « l’éveil de l’instinct et des pratiques sexuels chez la très jeune fille ou chez le jeune garçon soit nécessairement nuisible et funeste à leur épanouissement ». « Cela n’est pas vrai », poursuit le futur prix Renaudot essai, qui ajoute à cette équation l’argument de « l’amour ». « Une relation d’amour entre un adulte et un enfant peut être pour celui-ci extrêmement féconde, et la source d’une plénitude de vie », publie Le Monde.

Libération est revenu sur cette pétition le 2 janvier 2020, l’interrogeant comme le « fruit d’un vertige », dans un article signé du journaliste et romancier Sorj Chalandon. Autre temps, autres mœurs, encore ? Sauf qu’à bien y regarder, les lecteurs du Monde réagissaient déjà en 1976 à la tribune de Matzneff, le journal publiant quinze jours plus tard quelques réponses vives à cette « défense du vice présentée sans scrupule ». Le signe que ce n’est peut-être pas la faute à l’époque, finalement ?

Les signataires de la pétition :

Louis Aragon, Francis Ponge, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Judith Belladona, docteur Michel Bon, psychosociologue, Bertrand Boulin, Jean-Louis Bory, François Chatelet, Patrice Chereau, Jean-Pierre Colin, Copi, Michel Cressole, Gilles et Fanny Deleuze, Bernard Dort, Françoise d’Eaubonne, docteur Maurice Eme, psychiatre, Jean-Pierre Faye, docteur Pierrette Garrou, psychiatre, Philippe Gavi, docteur Pierre-Edmond Gay, psychanalyste, docteur Claire Gellman, psychologue, docteur Robert Gellman, psychiatre, André Glucksmann, Félix Guattari, Daniel Guérin, Pierre Guyotat, Pierre Hahn, Jean-Luc Henning, Christian Hennion, Jacques Henric, Guy Hocquenghem, docteur Bernard Kouchner, Françoise Laborie, Madeleine Laïk, Jack Lang, Georges Lapassade, Raymond Lepoutre, Michel Leyris, Jean-François Lyotard, Dionys Mascolo, Gabriel Matzneff, Catherine Millet, Vincent Monteil, docteur Bernard Muldworf, psychiatre, Négrepont, Marc Pierret, Anne Querrien, Griselidis Real, François Régnault, Claude et Olivier Revault d’Allonnes, Christiane Rochefort, Gilles Sandier, Pierre Samuel, Jean-Paul Sartre, René Schérer, Philippe Sollers, Gérard Soulier, Victoria Thérame, Marie rhonon, Catherine Valabrègue, docteur Gérard Vallès, psychiatre, Hélène Vedrines, Jean-Marie Vincent, Jean-Michel Wilhelm, Danielle Sallenave, Alain Cuny.

Le Point.fr, 19 jan 2021

Tags : Olivier Duhamel, Camille Kouchner, pédophilie, pédocriminalité, inceste, abus, viol,

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