Maroc : Quand les bureaux d’Akhbar Al Youm ont été mis sous scellés et interdits d’accès pour une caricature

Epée de Damoclès sur la presse

par Hicham Bennani

La justice marocaine n’en finit plus d’affaiblir la presse nationale, trop souvent coupable de titiller la monarchie. Le bilan du mois d’octobre, marqué par des sentences démesurées, fait indéniablement régresser la liberté de la presse au Maroc. L’étude des différents cas démontre que l’attitude des pouvoirs publics envers les journaux dépend de la ligne éditoriale qu’ils adoptent vis-à-vis du régime.

La caricature qui dérange

L’affaire Le samedi 26 septembre, jour du mariage de Moulay Ismaïl avec une ressortissante allemande de confession musulmane, Akhbar Al Youm publie une caricature du prince assis sur une aamaria, avec en toile de fond un drapeau du Maroc. Le numéro en question reste en vente dans les kiosques jusqu’au lundi. Le ministère de l’Intérieur décide alors de saisir tous les numéros ainsi que les archives. Les bureaux d’Akhbar Al Youm sont mis sous scellés et interdits d’accès. Taoufiq Bouachrine, directeur de publication du quotidien et Khalid Gueddar, son caricaturiste, sont interrogés sans ménagement par la DST durant deux jours.

La sentence Vendredi 30 octobre, Taoufik Bouachrine et Khalid Gueddar sont condamnés par le tribunal de première instance de Casablanca à trois ans de prison avec sursis et à une amende de trois millions de dirhams à eux deux. Moulay Ismaïl avait déposé une plainte, qui a été maintenue, malgré des excuses de Bouachrine rendues publiques. Poursuivis également par le ministère de l’Intérieur pour «offense au drapeau national», les deux journalistes ont été condamnés par le même tribunal, à l’issue d’un second procès, à un an de prison avec sursis et à une amende conjointe de 100 000 dirhams.

Et maintenant ? Les locaux d’Akhbar Al Youm ont définitivement été fermés suite à une décision de la cour. Les employés ont reçu leurs salaires des mois de septembre et octobre. Taoufik Bouachrine a fait appel et a déposé une demande pour ouvrir un nouveau quotidien. Le Monde et El Païs ont été interdits parce qu’ils reprenaient la caricature.

Anouzla, seul au monde

L’affaire:

Un bref communiqué du Palais, véhiculé par la MAP le mercredi 26 août, annonce que Mohammed VI «présente une infection à rotavirus avec signes digestifs et déshydratation aiguë nécessitant une convalescence de cinq jours». Le lendemain, le quotidien arabophone Al Jarida Al Oula indique que «l’origine du rotavirus contracté par le roi serait due à l’utilisation de corticoïdes contre l’asthme». Mardi 1er septembre, le parquet de Rabat décide d’enquêter sur Ali Anouzla, directeur de publication d’Al Jarida Al Oula, estimant que ce dernier «s’est basé sur des sources anonymes». Anouzla et Bouchra Eddaou, journaliste pour le même support, sont interrogés pendant environ 80 heures durant trois jours.

La sentence Lundi 26 octobre, Ali Anouzla est condamné par le tribunal de première instance de Rabat à un an de prison avec sursis et à 10 000 dirhams d’amende pour avoir publié une «fausse information» sur la santé du roi. Bouchra Eddou se voit infliger trois mois de prison avec sursis et 5000 dirhams d’amende.

Et maintenant ? Ali Anouzla a fait appel et son journal continue de paraître. Mais le patron d’Al Jarida Al Oula a fait appel des jugements de trois autres procès récents, synonymes d’épée de Damoclès sur son quotidien. Il est poursuivi pour un article sur le président libyen Mouammar Kadhafi et dans deux procès intentés par Aujourd’hui le Maroc. Al Jarida Al Oula a notamment accusé Khalil Hachimi Idrissi, directeur d’Aujourd’hui le Maroc, de défendre Hassan Yacoubi, époux de la tante du roi, en raison de son appartenance à la famille royale.

Prison ferme pour Chahtane

L’affaire

Suite au communiqué du Palais datant du 26 août relatif à la santé du roi, l’hebdomadaire Al Michaâl publie un article le jeudi 3 septembre intitulé «Al Michaâl dévoile les raisons du communiqué du Palais au sujet de la maladie du roi qui a inquiété l’opinion publique». Dans le même temps, ce même journal publie l’interview du médecin Mohamed Ben Boubakri, en titrant : «Le rotavirus, sa cause est l’immunodéficience… ou l’allergie». Deux jours plus tard, Driss Chahtane et Rachid Mahamid, respectivement directeur de la publication et journaliste à Al Michaâl, sont interrogés par la police pendant deux jours.

La sentence Jeudi 15 octobre, Driss Chahtane est condamné par le tribunal de Rabat à un an de prison ferme et à une amende de 10 000 dirhams. Rachid Mhamid et Mustapha Hirane, deux journalistes d’Al Michaâl, écopent de 3 mois de prison ferme.

Et maintenant ? Les condamnés ont fait appel et attendent une décision de justice qui pourrait tomber du jour au lendemain. Mais Chahtane est pour le moment en grève de la faim à la prison de Salé et a envoyé une lettre d’excuses au roi. Rachid Mhamid et Mustapha Hirane exercent toujours sans être inquiétés. Dans un autre procès, Chahtane a été condamné, le 26 octobre dernier, à trois mois de prison avec sursis pour «diffamation et injures» à l’encontre de Hafsa Amahzoune, la tante du roi. Mostapha Aâdiri, président de la section de l’AMDH à Khénifra, a subi la même peine. Tous deux doivent verser 500 000 dirhams de dommages et intérêts à l’association Amahzoune.

Majidi Vs Hassan Alaoui

L’affaire En mars 2009, Economie & Entreprises, indique dans une petite brève que la société Primarios  facture ses produits dix fois leur prix de revient à la Mamounia (filiale de l’ONCF). Primarios, qui fabrique des tapis et des meubles pour le Palais royal, est dirigée par Hassan Mansouri, subalterne de Mounir Majidi, secrétaire particulier du roi. En avril, Hassan Alaoui, Président de Success Publications, éditeur d’Economie&Entreprises, présente des excuses au roi et à tous les concernés. Mais la société Primarios porte plainte. En septembre, le mensuel publie un article dans lequel il est précisé que les petits clubs craignent que le FUS, dont El Majidi est président, soit favorisé, après que le roi ait alloué 250 millions de dirhams à la fédération de football (FRMF). Ce qui provoque la colère de Majidi qui dépose une deuxième plainte, à titre personnel.

La sentence Le 18 mai 2009, le mensuel est condamné en première instance à verser la somme de 1,8 million de dirhams pour «dommages et intérêts». Hassan Alaoui fait alors appel. Le 30 juin 2009, Economie&Entreprises est condamné à verser 5,9 millions de dirhams pour «diffamation» à l’encontre du holding royal et de l’ONCF, soit trois fois plus que la somme initiale.

Et maintenant ? Hassan Alaoui reçoit un appel en juillet qui lui assure que le dossier est clos. Il décide alors de ne pas aller en cassation. Mais aujourd’hui, les huissiers ont commencé leur travail au sein de Success Publications. Le deuxième procès, qui fait suite à la plainte de Majidi, aura lieu le 9 novembre.

Le passe-droit d’Al Massae

L’affaire Mercredi 13 mai 2009, se basant sur des PV de police, Al Massae rapporte que le maire de Marrakech, Omar Jazouli, aurait payé un rapport sexuel à un jeune homme pour 500 dirhams et aurait passé deux nuits avec lui. Des déclarations qui interviennent à la veille des élections communales durant lesquelles Fatima Zahra Mansouri, candidate du PAM, s’est résentée pour concurrencer Jazouli à la mairie… Jazouli a ensuite nié les faits dans la presse nationale. Après une plainte de Jazouli, réclamant 4 millions de dirhams, Al Massae calme le jeu en publiant un article élogieux sur la femme de Jazouli.

La sentence Début octobre, Al Massae est condamné à verser la modique somme de 120 000 dirhams. Les articles virulents à l’égard de Jazouli reprennent alors de plus belle.

Et maintenant ? Al Massae continue de paraître sans être inquiété. Mais depuis qu’il a été condamné en appel à verser six millions de dirhams de dommages et intérêts pour diffamation, le 30 octobre 2008, Rachid Nini, directeur de publication d’Al Massae adopte un discours pro-monarchiste et n’hésite pas à tirer sur les mêmes cibles que le makhzen, comme Tel Quel qu’il accuse de «porter atteinte à l’intégrité politique, sociale et religieuse» du Maroc. Pour rappel, en novembre 2007, Al Massae avait présenté une fête qui avait eu lieu à Ksar El Kébir comme un mariage homosexuel et accusé un des procureurs de la ville d’avoir participé à cet événement. Dans le site HESPRESS, on pouvait lire une lettre d’excuses adressée au roi, signée par les promoteurs d’Al Massae, suite à l’affaire de Ksar El Kébir…

Le Guide libyen de la presse

L’affaire Le 8 novembre 2008, Ali Anouzla, directeur de publication d’Al Jarida Al Oula, publie un éditorial intitulé «Nous et le Maghreb arabe», dans lequel il écrit que «le colonel Khadafi continue sa mise en scène en promettant au peuple libyen la distribution équitable de richesses pétrolières puisque son gouvernement a failli à sa mission». Le 30 juillet 2008, Al Ahdath Al Maghribia publie également un article qui critique le dirigeant libyen. Et le 19 janvier 2009, Rachid Nini, directeur de publication d’Al Massae, indique dans un billet que «les positions adoptées par le président du Venezuela Hugo Chávez ressemblent aux positions puériles du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi». Son journaliste Younès Meskine écrit également un article concernant Kadhafi.

La sentence Suite aux trois articles, le Bureau de la Fraternité arabe à Rabat (ambassade de Libye), dépose des plaintes contre cinq journalistes des trois supports. Le guide de la Jamahiriya leur réclame au total des dommages et intérêts s’élevant à 90 millions de dirhams pour «atteinte à la dignité d’un chef d’Etat». Le tribunal de Casablanca tranche le lundi 29 juin. Mohamed Brini, Mokhtar Laghzioui, Rachid Nini et Youssef Meskine, et Ali Anouzla sont condamnés à verser une amende de 100 000 dirhams et un million de dirhams chacun de dommages et intérêts.

Et maintenant ? Le lundi 22 juin 2009, les requêtes en annulation des trois quotidiens avaient été rejetées par le tribunal de Casablanca. En signe de protestation, Ali Anouzla, Mohamed Brini, Mokhtar Laghzioui et Youssef Meskine ont refusé de répondre aux questions du juge après cette annonce. Quant à Rachid Nini, il ne s’est pas présenté devant le tribunal. Les trois journaux ont fait appel et attendent un nouveau verdict. Hasard ou coïncidence, au lendemain de la condamnation, le mensuel Economie&Entreprises a été condamné à verser 5,9 millions de dirhams à une société du holding royal. Le procès libyen aurait-il servi à minimiser cette affaire ?

La presse telle qu’ils la voient

L’affaire

Pour leur numéro spécial du mois d’août, censé rester un mois en kiosque, Tel Quel et Nichane décident de publier, en partenariat avec Le Monde, un sondage sur le bilan du règne de Mohammed VI. Résultat : 91% des Marocains interrogés jugent ce bilan positif.

La sentence Samedi 1er août 2009, le personnel de l’imprimerie Idéale à Casablanca est évacué par la police qui empêche la parution des deux hebdomadaires. 50 000 exemplaires de
Tel Quel et autant de Nichane sont détruits sur ordre du ministère de l’Intérieur. Dans un nouveau numéro «après censure», Tel Quel fournit des explications à ses lecteurs sur l’affaire : Ahmed Réda Benchemsi, directeur de publication des deux journaux, révèle avoir reçu la visite d’officiers des renseignements généraux lui demandant de signer un PV notifiant la décision de la saisie. Un document que le concerné ne signera pas.

Et maintenant ? Pire qu’un procès, la saisie et destruction des 10 000 exemplaires a fait perdre plus d’un million de dirhams en deux jours au groupe Tel Quel. Pour mémoire, le 7 février 2006, Ahmed Réda Benchemsi et Karim Boukhari, alors chef des actualités, avaient été condamnés à 2 mois de prison avec sursis et à verser une amende de 800 000 dirhams (à une députée), réduite finalement à 200 000 dirhams. Dans un autre procès, Tel Quel devait régler 500 000 DH à une présidente d’association. Les deux amendes ne sont plus d’actualité étant donné la levée des deux plaintes.

Moniquet persiste et signe

L’affaire

Dans le numéro du 3 décembre 2005, Le Journal Hebdomadaire publie un dossier mettant en cause l’objectivité d’une étude de l’ESISC (Centre européen de recherches, d’analyses et de conseil en matière stratégique) sur le Polisario. Claude Moniquet, directeur du centre, décide alors de porter plainte. Le 16 février 2006, le tribunal de première instance de Rabat condamne Aboubakr Jamaï, alors directeur de publication du Journal Hebdomadaire et Fahd Iraqi, journaliste du même support, à payer trois millions de dirhams conjointement à l’ESISC et à une peine maximale prévue par le Code la presse de 50 000 dirhams chacun. Suite à cette affaire, Aboubakr Jamaï quitte ses fonctions au sein du journal. Il ne revient, pour occuper la fonction d’éditorialiste, qu’en septembre 2009.

La sentence Le 30 septembre 2009, la cour de cassation confirme le jugement en appel rendu contre Aboubakr Jamaï et Fahd Iraqi. Ils doivent payer 3 millions de dirhams à Claude Moniquet à titre de dommages et intérêts. Le 16 octobre, un huissier de justice se présente dans les locaux du journal afin d’annoncer la saisie des comptes bancaires de la société Trimédia, -en charge de la gestion de l’hebdomadaire- et de ses avoirs auprès de son diffuseur Sapress.

Et maintenant ? Aujourd’hui, si Le Journal Hebdomadaire paraît encore dans les kiosques, il est plus que jamais menacé de mort.

Les politiques réagissent

Abdelillah Benkirane, Secrétaire Général du PJD: «Les amendes sont exagérées. La presse de courage qui existe à travers la presse indépendante est bénéfique pour le pays, cela permet aux décideurs de mieux voir les choses.

Mais la presse doit laisser de côté la famille royale pour ne pas donner l’occasion à ses détracteurs de l’attaquer».

Hassan Benaddi, Président du Conseil national du PAM: «Il y a des principes de liberté d’expression auxquels nous sommes tous attachés. C’est loin d’être la priorité exclusive de quelques journalistes qui en abusent. Je déplore les excès et les abus de ces derniers, mais aussi la manière dont les pouvoirs publics réagissent parfois. Nous sommes dans une phase d’apprentissage».

Mahjoubi Aherdane, Président du Mouvement Populaire : «La presse doit être libre, mais elle doit être prudente. Elle ne doit pas s’attaquer au roi, car c’est le capital stabilité de notre pays. Il est là en permanence. On pourra parler de la monarchie dans 50 ans, mais pour le moment, ce n’est pas d’actualité. D’ailleurs, la presse ne sait rien sur le roi !»

Fathallah Arsalane, Porte-parole d’Al Adl Wal Ihssane : «Je condamne l’attitude du makhzen vis-à-vis de la presse ! Et je rappelle que quatre de nos revues ont été interdites. Tout cela prouve que, contrairement à ce que nous dit l’Etat, les droits de l’homme sont en pleine régression au Maroc. La profession de journaliste n’obéit toujours à aucun code».

Le Journal Hebdomadaire, novembre 2009

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