Election en France : Où Le Pen est l’espoir

Election en France : Où Le Pen est l’espoir – Présidentielle, Emmanuel Macron, Marine Le Pen, Extrême droite,

Par MICHAELA WIEGEL, photos : LAILA SIEBER

23 avril 2022 · Dans le Médoc français, le bon vin et la colère contre les conditions existantes grandissent. Pourquoi ils ne votent pas pour Macron ici et pourquoi beaucoup rejettent l’UE.

Depuis Bordeaux, la Départementstrasse 2 serpente vers le nord à travers la région viticole étonnamment plate. Il passe devant de modestes domaines viticoles et de magnifiques châteaux viticoles devant lesquels flottent des drapeaux étrangers. Vignes à gauche, vignes à droite à perte de vue. Le long de la « Route des Châteaux » sur la rive gauche de l’estuaire de la Gironde, fleurissent des plantes hautes aux noms célèbres : Lafite, Latour, Mouton-Rothschild, Margaux, Palmer.

Pendant la campagne électorale, la célèbre route des vins marque le chemin du succès pour Marine Le Pen. Dans les villages viticoles du Médoc, elle fait nettement mieux qu’Emmanuel Macron au premier tour, avec entre 35 et 40 % des suffrages. . Grégoire de Fournas estime qu’elle pourrait creuser son avance au second tour ce dimanche. Le vigneron de 37 ans est l’homme de Le Pen pour le royaume du vin sur le promontoire entre l’Atlantique et l’estuaire de la Gironde.

« Marine récolte les fruits de la colère », déclare Fournas. Il vit à Pauillac avec sa femme et leurs cinq enfants. La ville de 5000 habitants regroupe « le plus grand nombre de grands crus classés », selon la brochure publicitaire de l’office de tourisme local. Mais le vigneron Fournas préfère parler de la misère qui fait partie du quotidien à Pauillac. Le taux de chômage avoisine les 20 % et le nombre d’allocataires sociaux (RSA) est supérieur de 12 % à la moyenne nationale. L’élu local du Rassemblement national (RN) affirme qu’il y a de nombreuses raisons pour que les habitants soient en colère. Le résultat des élections ne le surprend pas : 35 % ont voté pour Le Pen à Pauillac, 21 % pour Macron. 31 % se sont abstenus.

Fournas se plaint que les propriétaires des caves renommées, qui atteignent des prix de 200 euros et plus la bouteille, ne recherchent que le profit. Dans leurs vignobles, des travailleurs temporaires étrangers bon marché qui seraient médiatisés par des agences de travail temporaire. Ils seraient logés dans des taudis que personne ne contrôlait, et au bout de trois mois ils seraient remplacés par de nouveaux travailleurs. « Les habitants ne profitent pas de la richesse qui pousse sur leur sol », explique Fournas. Les grands domaines viticoles ont dégénéré en un modèle d’économie d’impôt pour les investisseurs fortunés.

De la terrasse du restaurant, son regard tombe sur les eaux troubles de l’estuaire de la Gironde, qui confèrent à la région son microclimat propice à la viticulture. Avec un président Le Pen, les intérêts des locaux reviendraient sur le devant de la scène, dit-il. « Regardez autour de vous, ce n’est pas une ville florissante ! » En fait, même sur la promenade, certains magasins sont barricadés. Un menu fané est suspendu devant un restaurant fermé. Dans les rues derrière, de nombreuses vitrines ont été scotchées. Le secteur du commerce de détail est clairement en crise. Fournas s’insurgeait contre l’UE et la mondialisation, qui avaient conduit vignoble après vignoble à tomber entre les mains de milliardaires qui ne voulaient plus de la France. Il s’extasie sur la « préférence nationale », un amendement constitutionnel.

« Regardez autour de vous, ce n’est pas une ville prospère ! » (GREGOIRE DE FOURNAS)

Il ne parle de son domaine familial au nord de Pauillac que lorsqu’on le lui demande. « Je sais que tu ne m’as pas trouvé là-bas, » dit-il. Le Château Vieux Cassin ressemble plus à une maison de maître à rénover qu’à un château. Les fenêtres sont ouvertes, un scooter est allongé par terre sur la terrasse battue par les intempéries, et un tricycle est garé dans le coin. Les enfants ne sont pas là, à la place deux chiens courent partout en aboyant. Si vous les suivez, vous atteindrez un camping derrière un entrepôt. A l’abri des regards indiscrets, des travailleurs saisonniers du Portugal campent ici. L’un sort sa chevelure hirsute de la tente, s’excuse pour les aboiements des chiens et dit carrément qu’il ne sait pas non plus où est le vigneron. Il montre le chemin des vignes familiales. Un ouvrier plus âgé se tient au milieu des vignes encore nues et attache des pousses au fil de fer pour qu’elles poussent en rangées ordonnées. Il grogne sur les aides du Portugal, « ils ne sont pas bons ». Fournas est visiblement mal à l’aise d’utiliser lui aussi de la main-d’œuvre bon marché dans la cave familiale. « C’est une exception », tâtonne-t-il. « Il n’y avait tout simplement pas de travailleurs français à trouver », dit-il.

À côté de la Maison funéraire de Pauillac se trouve l’imprimerie Lagriffe, l’une des rares entreprises prospères de la ville. Ça sent l’encre d’imprimerie et il y a des bouteilles de vin sur les étagères pour faire la publicité des étiquettes qui sont fabriquées ici. Le propriétaire Antoine Chagniat se présente. En fait, il a tout pour choisir Macron, une bonne éducation, une expérience internationale, des moyens de subsistance sûrs et un esprit d’entreprise. « Mais je ne le fais pas », dit-il triomphalement. Ce qui le contrarie le plus, c’est la « servitude européenne » du président : « Il pense plus aux Européens qu’à nous Français. » Sa politique détruit l’État-nation et le mode de vie français. Toutes les particularités nationales seraient dénigrées pour glorifier l’UE. « Je ne veux pas vivre aux Etats-Unis d’Europe, je veux vivre en France », dit Chagniat. À la télévision et sur Internet, les gens sont persuadés de la beauté du nouveau monde multiculturel, dans lequel l’origine et le sexe ne jouent plus aucun rôle. « Mon modèle s’appelle France », explique le patron de l’imprimerie.

La boutique de souvenirs de l’Uferstrasse est située dans un caveau frais. Des bouteilles de vin de vignerons indépendants sont empilées sur les étagères et les tartes sont une spécialité sur une table. La commerçante ne veut pas être photographiée, mais souhaite exprimer sa colère. « Pauillac est une ville morte », dit-elle. Les gens n’ont pas de quoi vivre et plus la guerre dure en Ukraine, moins il y a de pouvoir d’achat. « Avant, il se passait beaucoup de choses ici, les gens faisaient la fête et faisaient du shopping, mais maintenant, la plupart veulent juste joindre les deux bouts », dit-elle. Macron méprise les gens comme elle, il ne sait tout simplement pas ce que c’est quand l’argent ne dure que jusqu’au milieu du mois. Le Pen l’appelle son « dernier espoir ». « On a tout essayé, gouvernements de droite et de gauche, d’abord Sarkozy, puis Hollande,

Le fait que le pouvoir d’achat moyen national ait augmenté pendant le mandat de Macron n’enlève rien au président, pas plus que la baisse du chômage. « Il ne faisait que manipuler les statistiques », affirme-t-elle, ajustant l’écharpe colorée autour de son cou. Elle pense qu’il est alarmiste qu’une victoire de Le Pen puisse décourager les touristes de voyager en France. « Est-ce que les gens ont arrêté d’aller skier en Autriche parce qu’un gouvernement de droite a pris le pouvoir à Vienne ? » demande-t-elle.

La mairie de Pauillac se dresse sur le front de mer comme un monument architectural d’une époque glorieuse. Des grappes de raisin resplendissent sur la façade du bâtiment, construit à la fin du XIXe siècle. Le maire Florent Fatin saute dans les escaliers en polo coloré, il s’excuse de ne pas porter de costume. L’homme politique local de 37 ans est un fils adoptif de l’ancien Premier ministre et ministre Alain Juppé. L’éminence grise de la droite bourgeoise veille toujours sur son pays d’adoption depuis le Conseil constitutionnel de Paris. Pendant plus de deux décennies, Juppé a façonné Bordeaux comme maire et a confié à Fatin le soin d’arrêter l’avancée de l’extrême droite à Pauillac. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire, admet Fatin. Il a battu Fournas aux municipales de 2020,

Il attribue leur succès principalement à des facteurs socio-économiques. « Nous sommes vraiment une communauté pauvre », dit-il. Depuis qu’il est assis dans la mairie soignée, il a collecté des dons de riches vignobles au profit de la ville. Elles n’ont pas à payer de taxe professionnelle car elles en sont exonérées en tant qu’entreprises agricoles. Les cours d’école délabrées de Pauillac ont été rénovées avec l’argent des dons, mais il n’y a pas assez d’argent pour les travaux de rénovation des bâtiments scolaires. Il se bat pour garder la seule classe d’allemand, alors que l’espagnol est maintenant enseigné dans six classes d’un niveau. Des chopes à bière bleues et blanches de Bavière sont présentées dans une vitrine. Pauillac entretient un partenariat vivant avec Pullach an der Isar, ils troquent la bière contre le vin, sourit le maire.

« Avec la raffinerie, on a perdu la classe moyenne. » (FLORENCE FATIM)

Fatin ne nie pas les griefs qui poussent Le Pen envers les électeurs. Il n’y a plus de grandes entreprises industrielles dans le Médoc depuis la fermeture de la raffinerie Shell de Pauillac en 1986. Les canalisations de la raffinerie qui rouillent lentement sont visibles sur les bords de la Gironde. Les murs extérieurs érodés des parcs de stockage sont les témoins silencieux du déclin industriel. « Avec la raffinerie, on a perdu la classe moyenne », explique Fatin. Les gérants des domaines viticoles renommés ne s’installeront même pas dans le Médoc, mais vivront avec leurs familles à Bordeaux et feront la navette quotidiennement.

Les « Anywheres », la classe mobile, pro-européenne, avertie de la mondialisation et bien payée vit dans la métropole et vote pour Macron. « Bordeaux a une vie culturelle riche, de bonnes écoles, beaucoup de commerces et un aéroport », dit-il. Il n’y a même plus de librairie à Pauillac. L’un de ses premiers actes en tant que maire a été d’aménager un espace de vente à l’office de tourisme où les visiteurs peuvent acheter des livres et des cartes, mais aussi des produits locaux typiques et, bien sûr, des vins. Fatin analyse le fossé toujours plus grand qui sépare les riches viticulteurs aux méthodes les plus modernes des modestes viticulteurs. Il décrit avec enthousiasme les drones qui survolent les raisins avant les vendanges pour déterminer le degré exact de maturité. « Les petits viticulteurs ne peuvent pas se permettre ça », dit-il. Auparavant, il a participé à la création de la Cité du Vin à Bordeaux. L’histoire culturelle du vin est racontée dans le musée sur dix étages. L’historien Pierre Nora a consacré un chapitre à part au vin dans son ouvrage sur les lieux de mémoire (« Lieux de mémoires »). Le destin de la nation et du vin sont liés, dit-il.

Oui, selon le maire, il n’y a pas que la paupérisation, un malaise culturel avec la modernité se fait aussi sentir dans le Médoc. Qu’est-ce qui l’a poussé à quitter Bordeaux et à revenir dans sa ville natale de Pauillac ? « La confiance en l’avenir », dit-il avec un sourire. C’est ainsi qu’il explique pourquoi il vote pour Macron. La France a besoin de son optimisme encore cinq ans. Fatin veut faire de Pauillac un poste d’amarrage pour les navires de croisière qui, en raison de leur taille, ne peuvent pas naviguer de la Gironde jusqu’à Bordeaux. Jusqu’à présent, Airbus a utilisé les installations du quai pour charger les énormes pièces de l’avion A 380. Mais avec l’arrêt de la production, cette source de revenus a disparu pour Pauillac. « Il fallait toujours trouver de nouvelles idées », raconte le jeune maire. Il exprime l’espoir

Macron a récemment été nommé « Personnalité de l’année 2022 » par le plus important magazine d’amateurs de vin, la « Revue de Vin ». « Pendant des décennies, un président a une fois de plus dit haut et fort qu’il aimait le vin », indique le communiqué. « Je bois du vin le midi et le soir », a déclaré Macron en acceptant le prix. Mais beaucoup de petits vignerons du Médoc y voient plutôt la preuve de leur pacte avec les riches barons du vin, des milliardaires comme François Pinault ou Bernard Arnault, qui ont identifié le vin comme un investissement.

« L’œnotourisme est notre avenir. » (SIMON LE BERRE)

Le hameau de Bages est adossé à Pauillac. Il n’y a pas de magasins fermés et de façades à rénover ici. Jean-Michel Cazes, descendant de la dynastie des maires de Pauillac, a fait embellir le village. Au Café Livinia, une cuisine légère est servie avec des vins forts, en face il y a une location de vélos et un hôtel. Simon Le Berre travaille comme serveur et est enthousiasmé par la façon dont le village viticole est devenu un pôle d’attraction pour les touristes. « L’oenotourisme est notre avenir », dit Le Berre. Il suffit de trouver quelque chose pour attirer les visiteurs.

Trois femmes s’affairent entre les vignes. Elles portent des foulards pour se protéger du soleil et probablement aussi parce qu’elles sont musulmanes. Elle vient du Maroc, raconte l’une d’elles, qui se présente comme Nadia. Elle vit à Pauillac depuis plus de 20 ans. Avant que les agences d’intérim ne reprennent l’affaire avec les saisonniers, les caves faisaient venir leurs aides d’Afrique du Nord. Mais ils les ont installés avec leurs familles à Pauillac, finalement ils ont appartenu.

Nadia écoute un débat politique à la radio en fixant de jeunes pousses au fil de fer. « Malheureusement, je ne peux pas voter », dit-elle. Elle n’a pas la nationalité française, même si elle sait exactement pour qui elle ne voterait pas. « Marine Le Pen me fait peur », dit-elle. « Elle veut se débarrasser de nous tous », dit-elle, « mais aucun Français ne veut faire notre travail ».

« Marine Le Pen me fait peur. » (NADINE)

L’auteur Ixchel Delaporte a intitulé son livre sur les inégalités croissantes dans le Médoc « Les Raisins de Misere ». Elle explique pourquoi pas la gauche, mais Le Pen a atteint le leadership d’opinion. Ce ne sont pas seulement les promesses d’avantages sociaux et d’augmentation du pouvoir d’achat qui attirent les gens. Le Pen a aussi des réponses toutes prêtes pour ceux qui sont profondément enracinés dans leur lopin de terre et ne veulent pas chercher fortune ailleurs.

Les tourelles du Château Pichon-Baron se reflètent pittoresquement dans un bassin d’eau. La cave appartient au groupe d’assurances Axa, qui a progressivement racheté toutes les propriétés environnantes et agrandi l’empire du vin. Le vigneron Alain Albistur serait aussi un homme riche s’il avait vendu la propriété héritée de ses parents. Le vin pousse maintenant là où se trouvait la maison de son voisin. « Les vieux bâtiments sont tout simplement rasés parce que le commerce du vin est tout simplement trop lucratif dans nos emplacements », explique-t-il. Il se décrit comme un « Gaulois récalcitrant » qui résiste à cette spéculation.

Il a planté des roses devant ses vignes, comme il en avait l’habitude, car les feuilles des roses qui poussent plus tôt montrent l’oïdium avant qu’il n’affecte les feuilles des vignes. Albistur trace une ligne dans le sol entre les vignes avec un bâton. « C’est ici que se situe la limite entre une bouteille de vin à 200 et 37 euros », précise-t-il. A sa droite se trouvent les vignes de Château Pichon, à sa gauche lui. Il est fier de posséder l’un des plus petits vignobles de Pauillac, 87 ares en agriculture biologique. Mais les lignes invisibles qui relient les riches aux pauvres dans tout le Médoc le bouleversent. Il a voté pour Macron il y a cinq ans, mais il ne veut pas voter ce dimanche. « Notre société s’éloigne de plus en plus », déplore-t-il. Le Pen est hors de question pour lui, mais Macron n’a pas encore répondu comment il compte réunir les deux France. Puis Albistur verse un verre de vin, après tout il est déjà plus de onze heures et il est grand temps de répéter.

Frankfurter Allgemeine Zeitung, 23/04/2022

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