Fortune du roi du Maroc : $ 5,7 milliards (Forbes)

Maroc : comment Mohammed VI a assis vingt ans de règne

Aziz Chahir*

La fête du trône, ce mardi 30 juillet, couronne aussi vingt ans de règne pour Mohammed VI. Malgré une situation socioéconomique insoutenable et des vagues de protestations sans précédent, le monarque réussit à se maintenir au pouvoir

À la question d’un journaliste français sur ses relations avec le prince héritier, Hassan II répondit en ces termes : « Le style, c’est l’homme. Moi, c’est moi, et lui c’est lui ». Une manière de dire que le règne de Mohammed VI serait différent de celui de son père.

Il va de soi que les deux hommes sont différents. Il ne faut cependant pas perdre de vue que leurs modes de gouvernance émanent de la même filiation idéologique, celle qui privilégie la personnification de l’influence, la concentration des pouvoirs et la domination politique des opposants.

Ainsi, malgré les réformes annoncées à maintes reprises et les professions de foi sur le changement tant attendu, force est de constater que le règne de Mohammed VI a fini par emprunter la voie d’un « autoritarisme corporatiste » traversé par des tentatives sporadiques de démocratisation.

À la mort de Hassan II, le trône est revenu à son aîné, Mohammed VI. Né le 21 août 1963 à Rabat, Mohammed VI est le vingt-troisième monarque de la dynastie alaouite et, depuis le 23 juillet 1999, le troisième à porter le titre de roi du Maroc.

Après deux décennies de règne et à la veille de la célébration de l’ascension du roi au trône, on serait tenté de s’interroger sur le secret derrière le maintien du pouvoir de la monarchie malgré les crises politique et socioéconomique qui déchirent le pays, en particulier dans un contexte régional conflictuel en pleine mutation.

De nombreux éléments déterminants pourraient contribuer à éclairer ce « mystère » de la pérennité de la dynastie alaouite à l’aube du troisième millénaire. Nous en avons identifié une dizaine – tels les dix commandements – que l’on pourrait interroger ici sans aucune prétention d’exhaustivité.

1- La patrimonialisation du pouvoir

La Fête du trône, événement national célébré chaque année le 30 juillet, entrecoupé de plusieurs cérémonies officielles et populaires, est l’anniversaire de l’intronisation du roi et son allégeance officielle. La télévision retransmet notamment les activités publiques et la longue célébration commémorant cet événement.

En 1999, avant de monter sur le trône, le roi Mohammed VI avait pris le soin d’écarter le puissant ex-ministre de l’Intérieur, Driss Basri, en lui interdisant d’assister à la cérémonie de l’allégeance, dans une volonté affichée de rompre avec le règne autocratique de son père, mais aussi pour asseoir son pouvoir sur l’appareil de l’État.

Vingt ans après, le roi tente laborieusement de se défaire du poids de cette tradition patrimonialiste qui se manifeste par une ritualisation de l’intronisation du monarque associée à la cérémonie d’allégeance que lui prêtent les sujets qui constituent la communauté des musulmans.

Dans un communiqué du cabinet royal, mi-juillet, le Palais a déclaré ne pas souhaiter de célébrations « spéciales » pour la fête de trône. Alors que le roi vient d’acquérir un nouveau voilier luxueux, le Badis I, estimé à quelque 88 millions d’euros, difficile de croire que derrière cette déclaration ne se cache pas un exercice de communication publique.

Difficile aussi de croire que le roi n’adhère pas au mode patrimonialiste de gouvernance imposé par la tradition makhzénienne.

Depuis 2011, tout particulièrement, jamais les autorités marocaines n’ont été si mobilisées pour rassembler les foules le jour de la cérémonie de l’allégeance, ce qui traduit l’engagement du régime à vouloir perpétuer la tradition néopatrimonialiste qui permet de préserver la légitimité historique du monarque.

2- Promesses et vrais-faux espoirs

« Le changement dans la continuité ». Voilà l’une des maximes politiques phares prônées par le régime de Mohammed VI. Face à cette profession de foi, tous les espoirs étaient permis. En effet, dès l’accession au trône de Mohammed VI, une grande partie des Marocains ont vu en lui l’incarnation d’une rupture avec le régime autocratique de Hassan II.

Tout le monde ou presque se souvient de cette scène inoubliable, lors des funérailles de Hassan II, quand le jeune roi apparemment terrassé par la disparition de son père, éclate en sanglots devant le roi d’Espagne, Juan Carlos, un ami intime de la famille royale.

La jeunesse du monarque, son ouverture sur la société civile et sa proximité avec les populations marginalisées, dont les personnes en situation de handicap, laissaient présager un « avenir démocratique » pour le royaume.

Ce fut d’ailleurs l’époque où de nombreux observateurs, y compris les plus critiques du régime, tablaient sur l’engagement du jeune souverain à propulser un changement « par le haut » à même de favoriser l’émergence d’une transition démocratique.

Mais après vingt ans de règne, le jeune roi a été rattrapé par l’histoire des sultans alaouites qui se considéraient comme « l’ombre de Dieu sur terre ».

3- Fortune royale et business

La richesse du roi, disait-on, est la principale source de son pouvoir. Un dicton qui trouve tout son sens dans les monarchies arabes. La monarchie marocaine n’échappe pas à cette règle, surtout lorsqu’on sait que le roi du Maroc est plus riche que l’émir du Qatar !

Et pour cause, dès son accession au trône en 1999, Mohammed VI a montré un sens aigu des affaires. Très tôt, il s’engage dans la restructuration du groupe Omnium nord-africain (ONA, ex-premier groupe industriel et financier privé marocain) en commençant par nommer, en 2000, Driss Jettou, ex-patron de la SIGER (holding de la famille royale) à la tête de l’ONA.

Deux ans après, ce technocrate du sérail fut propulsé à la tête de la primature, au grand dam de l’Union socialiste des forces populaires (USFP) qui remporta les élections législatives de 2002.

En 2003, Mounir El-Majidi et Hassan Bouhemou permettront à l’ONA de passer sous le contrôle de la Société nationale d’investissement (SNI), elle-même contrôlée à 60 % par la SIGER. En 2010, l’ONA et la SNI fusionnent, sortent de la bourse de Casablanca et deviennent l’acteur économique majeur du royaume.

En 2018, la SNI devient Al Mada, un fonds d’investissement actuellement présent dans 24 pays d’Afrique.

Le redéploiement du souverain semble lui avoir permis de faire fructifier sa fortune de manière incommensurable. Selon le magazine Forbes, la fortune du roi du Maroc Mohammed VI est estimée à 5,7 milliards de dollars.

Dans un discours officiel, le souverain marocain s’est déjà demandé : « Où sont parties les richesses du Maroc ? ». En même temps, la population ne cesse de s’appauvrir comme en témoignent de nombreux rapports internationaux en matière de développement humain.

Le roi lui-même a reconnu dans un discours que « le modèle de développement du pays est inapte et souffre d’un essoufflement qui rend urgent l’élaboration d’un nouveau modèle développement ».

4- Le renforcement des institutions sécuritaires et judiciaires

Le régime de Hassan II s’appuya sur un appareil sécuritaire brutal pour intimider et réduire au silence ses opposants politiques. Cette époque correspond aux « années de plomb » (1970-1999), marquées par une violence inouïe contre les activistes démocrates.

Manifestant une volonté de couper avec l’héritage de son père, Mohammed VI met en avant, le 12 octobre 1999, ce qu’il a appelé « le nouveau concept de l’autorité qui vise à assurer la protection des libertés et à préserver les droits, selon les exigences de l’État de droit ».

Mais c’était sans compter sur la pugnacité des sécuritaires qui vont vite renouer avec les vieilles pratiques autoritaires. Après les attentats meurtriers du 16 mai 2003 à Casablanca, par exemple, l’État marocain va procéder à l’arrestation de milliers d’individus qui seront jugés, arbitrairement dans le cadre de la politique de lutte contre le terrorisme.

La Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) a publié, en février 2004, un rapport critique où elle dénonce, à juste titre, des « violations flagrantes des droits de l’homme au Maroc ».

Après le Printemps arabe de 2011, le régime de Mohammed VI adopte une approche sécuritaire qui tend, avant tout, à endiguer les protestations populaires. Sous l’égide du conseiller du roi, Fouad Ali Al Himma, l’ascendant sécuritaire du régime s’est renforcé avec la nomination d’Abdellatif Hammouchi à la tête de la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN), puis à la tête de la Direction de la sûreté territoriale (DST, renseignement).

L’homme s’est fait remarquer pour avoir orchestré une répression brutale du hirak, mouvement populaire né dans le Rif après la mort d’un vendeur de poisson. Cette approche a été, à maintes reprises, solennellement saluée par le roi Mohammed VI dans certains de ses discours officiels.

Dans le même sillage, il suffit de lire le rapport présenté, tout récemment, par le délégué interministériel aux droits de l’homme, Chaouki Benyoub, pour se convaincre de la puissance de l’institution sécuritaire, ce dernier ayant déclaré que face aux actes de violence, les forces de police avaient réagi avec retenue.

La consolidation de l’institution sécuritaire a été associée au renforcement de l’appareil judiciaire, placé sous l’égide du roi dans la mesure où les jugements aux tribunaux sont prononcés en son nom.

Loin du principe de la « séparation des pouvoirs », le souverain exerce un contrôle stricto sensu sur l’institution judiciaire : c’est lui qui nomme le ministère public et c’est aussi lui qui désigne le président du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ), installé en 2017. Le roi dispose par ailleurs d’un « droit de grâce » qu’il utilise, parfois arbitrairement et d’une manière sélective, soit pour sanctionner des opposants incarcérés, soit pour libérer des partisans repentis.

Le principe de séparation des pouvoirs n’est de toutes les manières pas de mise à en juger par les procès inéquitables des activistes du hirak, dont notamment les droits de défense n’ont pas été toujours respectés par le tribunal.

5- L’instrumentalisation de la religion et la propagande officielle

La religion constitue l’une des sources de légitimation de la monarchie. Selon l’article 41 de la Constitution, le roi veille, en tant que commandeur des croyants, au respect de l’islam.

Il préside également le Conseil supérieur des oulémas et exerce des prérogatives juridiques de manière exclusive. De fait, le monarque dispose de pouvoirs extra-institutionnels qui lui permettent d’intervenir dans la sphère publique sans qu’il soit tenu de rendre des comptes ou d’engager sa responsabilité. Il ne serait donc responsable de ses actes que devant Dieu et l’histoire, comme se plaisent à le répéter certains intellectuels.

Le monarque se présente ainsi comme le descendant du prophète de l’islam et est accrédité d’un « pouvoir divin » qui se traduit par l’acte d’allégeance, un contrat moral qui lie le sultan à ses sujets, lesquels sont censés lui obéir afin de bénéficier de sa protection et sa bénédiction.

En 2003, après les attentats meurtriers du 16 mai à Casablanca, Mohammed VI a procédé à une réforme du champ religieux visant « la préservation de la sécurité spirituelle des Marocains et la lutte contre l’intolérance et l’intégrisme ».

Cette manœuvre lui a permis d’avoir les coudées franches pour neutraliser les mouvances islamistes, notamment les salafistes, le Parti justice et développement (PJD) et Al-Adl Wal Ihssan.

Le monopole de la sphère religieuse n’empêche pas pour autant la monarchie d’entreprendre des tentatives de sécularisation qui permettent au monarque d’abandonner, pour un moment, son habit de chef religieux et de se mettre dans la peau d’un chef politique qui accapare les pleins pouvoirs.

Cette dimension religieuse du pouvoir de la monarchie est souvent associée à une entreprise propagandiste qui met en avant la dimension moralisatrice inhérente, par exemple, à l’empathie, la bienfaisance et la grandeur d’âme du monarque.

C’est de là que naît l’idée, en particulier, de mettre en scène l’engagement du roi à investir le champ social et associatif. Avec l’avènement du nouveau règne, cela s’est traduit par la propagation de l’idée que le monarque est un roi « normal » et proche de ses sujets.

Appelé communément, dans les médias officiels, le « roi des pauvres », Mohammed VI s’est donné en spectacle soigneusement préparé lors de bains de foule loin des cordons de sécurité et du protocole officiel.

En 2005, le roi a lancé l’Initiative nationale de développement humain (INDH) visant à « mettre en place des programmes destinés à améliorer les conditions de vie de la population par l’incitation à la création de petits projets générateurs de revenus au profit notamment des jeunes et des femmes ».

Sauf qu’en réalité, l’INDH a été conçu pour contrecarrer, principalement, le déploiement massif d’Al Adl Wal Ihssan dans le domaine social et caritatif. Quatorze ans après son lancement, l’INDH semble être un échec cuisant, même s’il a plus ou moins contribué à redorer le blason du régime.

Pour preuve, le royaume figure au 123e rang au classement du développement humain publié par le PNUD en 2018. Avec un indice de 0,667 sur 1, le Maroc se range derrière l’Algérie, la Libye ou encore l’Irak.

6- Identité nationale et intégrité territoriale

Le roi du Maroc s’est toujours présenté comme le catalyseur de l’identité nationale. Après l’indépendance, la monarchie s’est imposée face aux leaders du mouvement national de manière à ce que le roi devienne l’acteur central de la vie politique.

Dans l’article 42 de la Constitution, le roi est érigé en symbole de l’unité nationale et garant de l’intégrité territoriale du royaume. Soucieux de la question de l’unité nationale autour de la monarchie, il a mis en place, en avril 2004, l’Instance équité et réconciliation (IER) pour « réconcilier le peuple marocain avec son passé durant les ‘’années de plomb’’ sous le règne du roi Hassan II ».

Mais le rapport de cette commission est resté en deçà des espérances. Il n’a, par exemple, pas engagé la responsabilité de l’État dans les crimes commis contre les opposants au régime.

Par ailleurs, deux grands dossiers – et pas des moindres – n’ont pas été traités par les membres de la commission : l’affaire Ben Barka (un des principaux opposants socialistes au roi Hassan II qui disparut en France en 1965 et dont le corps n’a jamais été retrouvé) et la répression sanguinaire des soulèvements du Rif (1958-1959).

Soixante ans après ces événements, à en juger par l’éclatement du hirak à Al Hoceima en 2017, un « malaise identitaire » persiste encore.

Les protestations populaires ont été brutalement étouffées et les leaders du mouvement croupissent en prison, condamnés à des peines excessives allant parfois jusqu’à vingt ans de réclusion.

Secouée par les évènements du Rif, la monarchie s’est vite rétractée derrière un « discours unanimiste » dénonçant, par le biais du gouvernement, « les dérives séparatistes des activistes rifains ». Une manœuvre risquée qui tente d’associer, dans l’imaginaire populaire, les protestations du Rif avec des menaces « séparatistes » susceptibles de saper l’unité nationale autour de l’islam, la monarchie et l’intégrité territoriale.

Par ce positionnement politique, le roi tente, une fois de plus, d’agiter la menace extérieure sur la souveraineté territoriale du royaume. En pointant du doigt un « ennemi extérieur », en l’occurrence le Front Polisario, soutenu par l’Algérie, Mohammed VI vise implicitement à préserver l’« unité nationale » dont le garant n’est autre que le roi.

En 2011, Mohammed VI avait réagi de manière proactive aux protestations en proposant une révision « royale » de la Constitution, qui, malgré quelques concessions indéniables, garantit toujours au roi les pleins pouvoirs.

En brandissant l’éventail du chaos et la dérive de la guerre civile, le régime avait rallié le PJD pour endiguer le mouvement du 20 février. À l’époque, les partisans du régime se sont évertués à mettre en avant le fameux mythe de « l’exception marocaine ». Des années après, les populations se sont rendu compte que les promesses mielleuses de changement étaient restées hors de portée.

En 2017, l’avènement du hirak du Rif annonçait la fin du mythe de « l’exception marocaine ». Le régime allait renouer, à l’instar de nombreux régimes arabes autoritaires, avec l’usage de la violence policière et la répression judiciaire pour mater les activistes rifains et dissuader d’éventuels protestataires en herbe.

7- La neutralisation des partis politiques

La monarchie a toujours considéré les partis politiques comme une menace pour la pérennité du régime. Sans remonter loin dans l’histoire conflictuelle entre le Palais et les partis nationalistes, Mohammed VI s’est toujours méfié des partis politiques, notamment ceux issus des partis de gauche.

Nous avons tous en mémoire la décision du monarque, en 2002, d’écarter Abderrahmane Al Youssoufi de la course à la primature, alors que l’USFP avait remporté les élections législatives.

En 2008, Mohammed VI ne s’est pas opposé à la proposition de son ami et conseiller, Fouad Ali Al Himma, de créer le Parti de l’authenticité et la modernité (PAM). Le but déclaré de cette entreprise étant apparemment de contrer la montée des forces islamistes.

Après le Printemps arabe, alors que le pouvoir soutenait vigoureusement le PAM afin qu’il puisse accéder aux affaires gouvernementales, Mohammed VI a été contraint de composer avec le parti de la Justice et du Développement (PJD) afin d’endiguer la vague de protestations conduites par le mouvement du 20 février.

Mais c’était sans compter sur l’obstination du monarque à vouloir contrecarrer les partis politiques à fort ancrage populaire, hier l’USFP et aujourd’hui le PJD.

La méfiance de la monarchie à l’égard des partis politiques s’est accompagnée d’une stratégie de manipulation des élites politiques. Au début du nouveau règne, les partis de l’ex-opposition ont contribué à assurer la succession du régime de Hassan II avant de sombrer dans des calculs électoralistes en l’absence d’un leadership partisan digne de celui de la gauche d’antan.

Actuellement, c’est le PJD, défenseur d’un projet islamiste, qui s’est imposé comme un allié incontournable à même de soutenir la monarchie face à la montée des protestations et les crises qui déchirent le royaume. Mais, encore une fois, c’est sans compter sur les stratégies du Palais qui pourrait, à tout moment, renouer avec ses adversaires d’hier.

L’USFP a vu certains de ses membres influents propulsés à des postes à responsabilités : Amina Bouayach, présidente du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH), Chaouki Benyoub à la Délégation interministérielle aux droits de l’Homme (DIDH) et tout récemment Mounir Bensaleh, membre du mouvement du 20 février, au poste de secrétaire général du CNDH. Sans compter la nomination de l’ancien député socialiste Hassan Tarik au poste… d’ambassadeur du Maroc en Tunisie.

Afin de garder la main sur le jeu politique, le monarque est capable de réactiver de vieilles alliances afin d’affaiblir de nouveaux alliés. Aziz Akhannouch s’est vu propulsé à la tête du parti du Rassemblement national indépendant (RNI) avant de provoquer un « blocage politique » qui a duré plus de six mois.

Ce qui a empêché la constitution du gouvernement en 2017 et accéléré la décision royale d’évincer son chef de gouvernement, le trublion Abdelilah Benkirane.

Fort de son alliance avec le milliardaire soussi, qui se voit déjà chef du gouvernement en 2021, Mohammed VI s’est même laissé tenter de « politiser » la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), passée désormais sous la coupe d’un président issu du RNI.

8- La cooptation des élites intellectuelles et médiatiques

Si la monarchie s’est toujours évertuée à coopter les élites politiques, Mohammed VI s’est aussi entouré d’une armada de fidèles, notamment parmi des journalistes, des intellectuels et des militants associatifs.

Malgré une certaine ouverture du régime, la liberté d’expression n’est pas toujours acquise, surtout dans un monde journalistique contrôlé en grande partie soit par le pouvoir, soit par des hommes d’affaires proches du roi. Aziz Akhannouch, président du RNI et ministre de l’Agriculture et la Pêche maritime, est ainsi à la tête du groupe de presse Caractère et fut sur le point d’acheter le groupe Ecomédia à la veille des élections de 2021.

Par ailleurs, la propagande médiatique qui se cache parfois derrière la dénomination de « presse indépendante » est souvent soutenue par les autorités. Celles-ci n’hésitent pas à faire profiter des organes de presse « fidèles » de subventions publiques juteuses ou bien de la manne publicitaire. En revanche, le régime se montre intraitable avec des journalistes critiques.

Enfin, certains universitaires, journalistes et associatifs n’hésitent pas à défendre les positions du régime, réduisant à une peau de chagrin l’espace de liberté et du débat contradictoire nécessaire à tout exercice démocratique. Tout ce beau monde qui travaille souvent à la solde d’officiels ou d’entrepreneurs puissants constitue une « élite médiatrice » ou ce que certains préfèrent appeler des « agents de mission », encensant le régime, louant son histoire ancestrale ou ses réalisations ou encore sa vision !

9- Multilatéralisme et pragmatisme diplomatique

« L’avenir de la jeunesse marocaine se trouve en Afrique ». Cette phrase, prononcée par Mohammed VI lors d’un discours officiel en 2018, en dit long sur la politique étrangère tournée vers le continent africain.

En 2005, le chef de la diplomatie marocaine avait déjà commencé par opérer un revirement économique stratégique en transformant l’ONA en fonds d’investissement panafricain. Ce choix s’est traduit par un déploiement massif des investisseurs marocains dans 25 pays africains, à l’image du groupe Attijari Wafa Bank, devenu premier groupe bancaire africain, selon le Financial Afrik.

La stratégie royale consiste à opérer une ouverture socioéconomique régionale sur le continent africain afin de baliser le terrain pour un retour politique à l’institution panafricaine.

Après trente ans d’absence, le régime passe à l’action et décide, le 30 janvier 2017, de réintégrer l’Union africaine (UA). Il était d’ailleurs temps pour le monarque de rattraper le retard accusé suite à la décision de son père de quitter l’UA et de repositionner le royaume sur la scène politique africaine. L’objectif étant de pallier la gestion cafouilleuse du dossier du Sahara occidental tout en défendant la solution marocaine de « l’autonomie élargie ».

Sur un plan politique interne, dans le sillage de la volonté royale de séduire les chefs d’État africains, et pendant que l’Algérie chasse les migrants Subsahariens, les autorités marocaines ont procédé, entre 2014 et 2018, à la régularisation de 47 096 personnes de 113 nationalités.

Sur le plan international, le roi a toujours adhéré à une diplomatie fondée sur un multilatéralisme pragmatique. Fidèle à son alliance avec la France, qui a toujours soutenu le royaume, notamment dans le dossier du Sahara occidental, Mohammed VI s’est trouvé parfois acculé à solliciter le soutien d’autres puissances mondiales.

Ainsi, lorsqu’il n’a pas pu être reçu par le président américain, Donald Trump, iI n’a pas hésité à se rendre en Russie, puis à visiter la Chine où il a signé plusieurs accords de coopération. Et profitant de la crise provoquée par le meurtre sanglant du journaliste Jamal Khashoggi en Arabie saoudite, le roi va mettre en avant son statut de « commandeur des croyants » et sa fonction de président du Comité al-Qods pour inviter le Pape et tenter, avec son allié le roi Abdallah de Jordanie, de s’accaparer un leadership religieux.

Cette manœuvre dûment réfléchie cadre parfaitement avec la politique américaine qui tend à contenir la montée du chiisme dans la région du Moyen-Orient.

D’ailleurs, le royaume n’est pas à son premier essai. Le Maroc a déjà décidé d’interrompre ses relations diplomatiques avec l’Iran. Il a même décidé de suspendre ses relations avec le Venezuela dans un geste de « solidarité » à peine voilé à l’égard d’Israël, allié historique du royaume.

Passée inaperçue, la représentation du Maroc, lors de la dernière réunion de Bahreïn, concernant l’« accord du siècle », a été marquée par la participation de l’ambassadeur du Maroc à Bahreïn et des hommes d’affaires marocains de premier plan.

Malgré l’absence d’André Azoulay, un ami proche des Américains, notamment Kushner, il faut reconnaître que Mohammed VI a su mettre à profit les choix stratégiques de son père. Pour mémoire, lors de la visite non annoncée de Shimon Perez au Maroc, en 1986, Hassan II évoquait, déjà à l’époque, les opportunités politiques incommensurables que pourrait offrir « une normalisation économique » des pays arabes avec Israël.

Trente-trois ans après cette rencontre inédite, l’« accord du siècle » reprend à peu près la même idée selon laquelle « la paix au Moyen-Orient passe par la voie de la prospérité inhérente au développement économique de la région ». Une philosophie qui cadre justement avec les convictions de Mohammed VI pour qui le développement d’un pays passe par un progrès socioéconomique. Pour le roi, l’idéologie ou la politique doivent être relégués au second plan.

10- « Dar al-makhzen » : ultime refuge du roi

Les rares fois qu’il est vu en public, soit seul, soit accompagné de son fils Moulay Hassan, héritier du trône, Mohammed VI reste un roi très attaché à sa famille, surtout après son divorce, non déclaré, de la princesse Lalla Salma.

Des proches collaborateurs du monarque affirment qu’il accorde un intérêt particulier à ses sœurs et nièces avec lesquelles il entretient un contact permanent. Si la famille prodigue au roi un sentiment de réconfort, de quiétude et de sécurité, malgré les tumultes de la cour, c’est surtout dans le monde des affaires que le roi trouve vraisemblablement sa vocation et sa complétude.

En bon manager, il a toujours su choisir les bons placements d’argent, malgré des transactions financières subreptices (fusion ONA-SNI), voire même délictueuses (Panama Papers).

Le plus important, c’est qu’il a su fructifier sa fortune (5,7 milliards de dollars) même en période de crise financière internationale.

La cinquième fortune du monde, un chef d’État qui réussit dans les affaires, ne parvient malheureusement pas à relancer le développement social et économique du pays et encore moins à parachever le processus de transition démocratique.

Deux décennies se sont écoulées depuis la montée de Mohammed VI sur le trône. La crise socioéconomique s’aggrave inéluctablement et les protestations s’accentuent, allant même parfois jusqu’à pointer du doigt la responsabilité du régime.

Le risque de voir la popularité du roi ébranlée malgré son ancrage historique n’est pas à écarter.

Le roi pourrait certes multiplier les manœuvres visant à redorer l’image de la monarchie. Il pourrait aller jusqu’à gracier les leaders du hirak du Rif, espérant ainsi pouvoir contenir le mécontentement des populations. Est-ce que cela serait suffisant pour faire oublier aux Marocains les actes de torture de certains activistes rifains ou encore les procès de justice rocambolesques à l’encontre des leaders du hirak ?

Le monarque aurait-il la clairvoyance de rompre avec l’héritage makhzénien ? Serait-il disposé à amorcer une réforme politique du régime susceptible de favoriser l’émergence d’une « alternative de changement » ?

Car, en réalité, c’est incontestablement là où se trouve l’ultime voie (ou refuge) qui pourrait garantir au roi un maintien au pouvoir dans un contexte démocratique fondé sur la citoyenneté et l’État de droit.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

*Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).

Source : Middle East Eye, 30 jui 2019

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